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Les peaux de Claire De Lavallée

Claire de Lavallée / Aurore Laloy
Entretien / Novembre 2015
Aurore Laloy : Claire de Lavallée, nous sommes dans ton atelier rue de Grenelle, et je vois juste derrière toi une Gisante. Cette sculpture en céramique fait partie d'une série, peux-tu nous en parler ?
Claire de Lavallée : Les Gisantes constituent une suite de torses féminins, qui ont un peu une forme de bouclier ou de peau, elles sont en porcelaine, émaillées pour la plupart, blanches ou noires. La suite, pour l'instant comporte cinquante gisantes…
AL : Une suite de torses de femmes... On dirait presque des visages.
CdL : Dans mes bois aussi il y a cette ambiguité. Le choix du torse qui va des clavicules au pubis, évidemment avec la présence des seins, peut dessiner un visage. Et enfant, j'ignorais le terme de visage, chez moi, on parlait de la figure, alors quand des personnes venaient chez nous et disaient : "Elle a un très beau visage", je me disais : "Mais ils n'ont jamais vu mon ventre !", et j'étais extrêmement surprise. En fait, il y a une superposition de ces deux termes dans la construction de mon langage, qui a fondé cette ambiguité.
AL : Tu parlais de peau, as-tu un rapport particulier à la peau ?
CdL : Oui, en céramique, aussi bien quand je fais des objets que des sculptures, j'aime travailler à la plaque. Donc, je commence à préparer une plaque et cette future peau, ensuite, je lui donne une forme. Soit par un système d'empreinte ou d'estampage. La plaque vient s'installer comme une peau sur l'objet, et ma technique pour les Gisantes a été de commencer par faire une plaque et de soulever la plaque avec des éléments qui lui donne une forme humaine comme si un souffle de vie soulevait cette peau et l'animait. Il y a un côté peau-enveloppe, hum... enveloppe limitant la vie et lui donnant la possibilité d'être, l'incarnant en quelque sorte.
AL : C'est elle ta matière en fait, la peau ?
CdL : La peau est un lieu de communication absolu puisque c'est le plus grand organe du corps, la frontière avec ce qui n'est pas nous, notre manière de communiquer avec les autres, pour moi, une des manières principales... Et puis il y a aussi dans la peau ce double phénomène de frontière, de protection, et en même temps d'immense porosité. On pourrait dire tout passe par la peau. Et évidemment, on peut aussi faire un jeu de mots puisque quand on fait des objets en céramique, on est potier, et qu'on fait donc des pots. (Rires). C'est vrai qu'il y a cette homonymie aussi parce que le pot est fait pour contenir. Mais il contient principalement son propre vide ou son propre souffle.
AL : Tu parles de souffle Claire, et je sais que tu chantes aussi : vois-tu une analogie entre la sculpture et la voix ? Entre sculpter de la céramique pour lui donner une forme et sculpter un souffle ou une respiration pour chanter ?
CdL : En tout cas pour les Gisantes, oui, je vois cette analogie. On a déjà évoqué ce souffle qui donne de la vie enfin est incarné par le fait qu'on l'enveloppe d'une peau. En taille directe sur bois, je travaille aussi sur le thème de la respiration. Et il est vrai qu'en même temps que de commencer à sculpter, dans ma première jeunesse, j'ai beaucoup travaillé la voix. Notamment, je faisais partie d'un groupe de recherche avec Emile Le Tendre et on travaillait trois jours par semaine de 18h à minuit d'une manière assez particulière. Tout le travail était centré sur la voix elle-même, on ne chantait aucune note écrite et aucun mot écrit car tout était basé vraiment sur la pure voix et l'expression corporelle.
AL : Tu disais tout à l'heure "dans mes bois", ce que tu appelles tes "bois", ce sont ces sculptures que je vois là ? Alors, par exemple, là, qu'avons-nous ? Un demi-tronc de charme ?
CdL : Oui, c'est un fût de charme que j'ai taillé. Je l'ai ouvert en deux avec des coins et une masse, et dans chacune des deux parties, j'ai commencé par sculpter à l'intérieur le négatif d'un corps féminin, que j'ai ensuite passé au graphite pour le noircir, ce qui a accentué ce côté justement négatif, comme on peut parler d'un négatif en photo, et puis bon, pour l'un deux j'ai sculpté l'extérieur aussi, et cet extérieur est constitué d'os.
AL : Quelles sont les essences de bois que tu tailles, à part le charme ?
CdL : Alors le charme est très difficile à tailler parce qu'il résiste, il ne renvoie pas l'énergie, mais j'aime beaucoup tailler le chêne, c'est vraiment un bois magnifique à tailler, le chêne est dur mais il renvoie l'énergie avec force.
AL : Ton coyote, c'est du chêne?
CdL : Coyote c'est du chêne, Coyote est en chêne. Il s'appelle Joseph, c'est mon hommage à Joseph Beuys.
AL : Et donc dans les bois que tu tailles il y a le charme, le chêne ?
CdL : Oui, ce sont les principales essences que je travaille. Le cèdre aussi, puisque tu m'avais demandé de réaliser pour ton exposition Sylvia* une causeuse en bois de cèdre qui m'a beaucoup plu à travailler, qui sent délicieusement bon.
AL : Comme pour tes Gisantes, tes sculptures sont troublantes parce qu'à l'intérieur du bois, on voit bien se dessiner un ventre et des seins de femme en même temps qu'un visage. C'est beau de se balader au milieu de tous ces visages, de ces grands visages en bois.
CdL : C'est vrai que cette ressemblance avec un visage leur donne un côté totémique. Et puis c'est une manière d'évoquer l'esprit, qui traditionnellement siège dans la tête, mais là de le relier à l'organique. Que ce soit l'organique du bois ou l'organique d'un corps.
AL : C'est très érotique aussi comme approche.
CdL : Oui, il y a une douceur au toucher de la main comme au toucher de l'oeil. Comme les formes sont plutôt évocatrices que figuratives, et que du coup l'échelle disparaît, ça appelle une sorte de voyage, on peut même évoquer un paysage. Mmm...
AL : Est-ce que ça aurait un lien avec ton côté femme sauvage, Claire ?
CdL : Oui !
AL : Est ce que tu te sens connectée à la forêt ?
CdL : Oui complètement, connectée à la forêt et connectée à l'arbre. La verticalité est quelque chose que, nous les humains, sommes les seuls à partager avec les arbres. Nous sommes les deux seuls êtres à nous tenir principalement debout. Et c'est un très grand lien. On pourrait dire que nous sommes des sortes d'antenne entre le ciel et la terre, comme ça, traversés verticalement.
AL : Qu'est ce qui est important pour toi Claire, qu'est ce qui compte ?
CdL : Le flux, l'énergie qui nous traverse, toutes les formes qu'elle peut prendre, oui, c'est ce sentiment qu'on est traversé, qui est très important pour moi.
AL : C'est ici dans ton atelier que tu travailles ? Je vois qu'il y a deux fours, c'est là que tu fais cuire tes céramiques ?
CdL : Oui toute la céramique est faite ici, entièrement ici, modelée, émaillée, cuite, recuite. Et le bois, j'ai d'abord travaillé à l'école où j'ai appris à tailler avec Sylvie Lejeune et ces dernières années, j'ai ensuite travaillé dans une serre, un endroit que j'aime beaucoup pas loin de la forêt. Une serre dans laquelle j'ai d'ailleurs installé les Gisantes pour qu'elles soient filmées.
AL : Oui j'ai vu cette vidéo de Jean-Arneau* à partir de l'installation des Gisantes dans la serre désaffectée. Tous ces torses de femmes, tous ces visages, toutes ces figures, sont comme en transition entre deux états, entre la vie et la mort, en suspension. C'est d'ailleurs ce qui me saisit le plus dans tes oeuvres, cette ouverture qui laisse place à l'imagination, c'est pour ça que je te parlais d'érotisme tout à l'heure, je trouve que tes sculptures sont propices à laisser place.
CdL : En fait, elles sont.. je les considère un peu comme un point de devenir. C'est curieux, parce qu'évidemment quand on parle de gisantes on pense plutôt à la vie qui s'arrête. Mais ce n'est pas du tout dans cet esprit que mes Gisantes sont, non, elles sont comme un arrêt sur l'image de quelque chose qui effectivement est en transition, soit un autre mode d'être et éventuellement une résurrection, mais il n'y a pas quelque chose de figé.
AL : La résurrection ?
CdL : La résurrection évidemment, pouvant avoir lieu à tout moment de la vie, puisqu'à chaque instant nous mourrons et qu'à chaque instant nous ressuscitons.
AL : Alors, la résurrection, et comme on a démarré sur la peau, que tu nous parlais de la peau tout à l'heure, euh ca me fait penser à la question de la mue, à la question de perdre une peau pour devenir neuve, ou neuf. Tu viens d'ailleurs de démarrer une nouvelle série de sculpture ?
CdL : Oui !
AL : Tu peux nous en parler ?
CdL : Alors... J'ai fait deux pièces que j'appelle les Alanguies, qui sont des sculptures en forme de plat, lequel plat étant la toile sur laquelle se dessine un sexe masculin qui se repose, qui repose au milieu du plat.
AL : Tel un fruit...
CdL : Comme un fruit ou comme une apparition un petit peu incongrue à cause de ce contenant un peu étonnant qu'est le plat, et en même temps ces sexes masculins apparaissent comme s'ils étaient poussés de l'intérieur dans le plat et pas du tout comme un élement séparé du corps qu'on aurait posé là. Ils naissent du plat en fait, ce ne sont ni des fragments, ni le résultat d'une amputation, c'est plutôt une sorte de naissance. Et alors voilà, il me semble que ce qui les caractérise, c'est qu'ils n'ont pas de caractère ni rituel ni pornographique, ni ... c'est une vision assez candide, d'ailleurs ils sont blancs, blancs mats.
AL : Très élégants !
CdL : Veloutés, oui, élégants. En aucune manière ils ne veulent être vraiment figuratifs ni choquants ni dérangeants, il y a plutôt une notion d'apprivoisement.
AL : Et ton envie de sculpter, d'où est-elle venue ? Comment elle est née ?
CdL : C'est né, oh, en fait il y a tout le temps un aller-retour entre le matériau et soi-même. C'est dans cet espace là que pour moi bon bien évidemment, la sculpture existe. Oui comme un lieu de rencontre en fait.
AL : Avec soi-même ?
CdL : Finalement est-ce que toute rencontre n'est pas une rencontre avec soi-même ? Enfin là, c'est d'abord une rencontre avec l'inconnu et l'imprévu. En céramique, comme en taille directe, la sculpture naît pendant qu'on la fait. La taille directe, ce n'est pas une sculpture qui nécessite de faire des dessins préparatoires précis à éxecuter. On peut, bien évidemment, rédiger au préalable des pages et des pages, écrire des poèmes, etc, mais tout ça est oublié au moment où on a la gouge et la massette dans la main. C'est là que tout se fait, donc c'est une rencontre avec quelque chose de soi-même, et une grande rencontre avec l'imprévisible. L'imprévisible avec lequel on dialogue à chaque instant.
AL : Et alors il y a des bois qui résistent ?
CdL : Oui, oui, des bois qui induisent, avec lesquels on négocie, qui vous inspire à chaque instant, et auxquels aussi on doit par moment... imposer son désir.
AL : Tu parles de désir, je l'entends comme... euh... une respiration pour revenir sur ce que tu disais au début, et donc la sculpture est-elle un combat de bouche à bouche, d'haleine à haleine ?
CdL : Oui, on est très proche du bois quand on travaille.
AL : Et qu'en est-il du temps que tu mets pour fabriquer l'objet ? Coyote, par exemple, tu l'as taillé en combien de temps ?
CdL : Coyote, je ne sais pas, peut-être trois semaines.
AL : Et tu choisis ton bois ?
CdL : Le moment du choix d'un morceau de bois est lié à quelque chose qu'on voudrait en faire.
AL : Donc, il y a une pré-figure ?
CdL : En choisissant un bois, on projette toujours quelque chose à y tailler, après, bon, ça peut changer, mais il y a toujours ce mouvement.... Je relis d'une certaine manière le bois et la porcelaine, j'aime beaucoup ce travail d'empreinte comme je disais tout à l'heure, qui me semble lié à cette affaire de peau, et même il m'arrive de prendre des empreintes de mes sculptures en bois, comme pour créer une absolue proximité entre les deux matières.
Al : Tu veux dire que tu moules par dessus tes sculptures ?
CdL : Ca s'appelle estamper, je fais épouser la forme du bois à une plaque de terre.
AL : Donc la sculpture est une forme de mariage entre les éléments ? Une réconciliation des pôles positif et négatif ?
CdL : Oui, il y a un aspect comme ça que j'aime beaucoup pratiquer.
AL : Une forme de balance ?
CdL : Peut-être que mes formes en bois sont destinées à créer des pots P.O.T.S.. (Rires) Par la suite, à créer des peaux P.E.A.U.X. (Bruits de portes) Oui, Jean-Arneau, entre ! Là, il y a un tabouret. (Bruit d'un baiser)
AL : Une porte qui s'ouvre sur le bruit de la civilisation, ouverture qui semble indiquer la fin de l'nterview. Merci Claire d'avoir accepté de parler de ton travail et de m'avoir reçue dans ton atelier.
CdL : Ben merci pour toutes ces belles questions.
Entretien avec Claire de Lavallée dans son atelier rue de Grenelle, Paris, Novembre 2015
* Sylvia, vingt-quatre heures de la mémoire d'une forêt, exposition d'Aurore Laloy en hommage à l'Origine du Monde, tableau de Courbet caché derrière un panneau de bois peint par Masson et représentant une forêt. Vinyl de poésie et souvenirs à écouter assis sur une causeuse en cèdre sculptée par Claire de Lavallée. Galerie Nivet-Carzon, Paris, Juin-Juillet 2015. Performance Ezibélé, rite de passage en hommage à la matrice primordiale avec Rugiada Cadoni, Adrien Kanter, Aurore Laloy et Claire de Lavallée : www.youtube.com/watch?v=hUamYg-qODU
* Les Gisantes, installation transitoire des sculptures de Claire de Lavallée dans une serre désaffectée, vidéo réalisée par Jean-Arneau Filtness, Studio Marbeau - Fondation PE 2015 / https://vimeo.com/145412989
>>> Découvrez le travail de Claire de Lavallée : http://clairedelavallee.blogspot.fr
Découvrez les :
Ils sont les - Horlas d'or -
Ils sont les aimants, mes autres,
D'ores et déjà mes fous adorés.
Aurore Laloy
Claire de Lavallée / Aurore Laloy / Entretien Novembre 2015

Aurore Laloy : Claire, je vois juste derrière toi une Gisante qui trône dans ton atelier. Cette sculpture en céramique fait partie d'une série, peux-tu nous en parler ?
Claire de Lavallée : Les Gisantes constituent une suite de torses féminins, qui ont un peu une forme de bouclier ou de peau, elles sont en porcelaine, émaillées pour la plupart, blanches ou noires. La suite, pour l'instant comporte cinquante gisantes…

AL : Une suite de torses de femmes... On dirait presque des visages.
CdL : Dans mes bois aussi il y a cette ambiguité. Le choix du torse qui va des clavicules au pubis, évidemment avec la présence des seins, peut dessiner un visage. Et enfant, j'ignorais le terme de visage, chez moi, on parlait de la figure, alors quand des personnes venaient chez nous et disaient : "Elle a un très beau visage", je me disais : "Mais ils n'ont jamais vu mon ventre !", et j'étais extrêmement surprise. En fait, il y a une superposition de ces deux termes dans la construction de mon langage, qui a fondé cette ambiguité.

AL : Tu parlais de peau, as-tu un rapport particulier à la peau ?
CdL : Oui, en céramique, aussi bien quand je fais des objets que des sculptures, j'aime travailler à la plaque. Donc, je commence à préparer une plaque et cette future peau, ensuite, je lui donne une forme. Soit par un système d'empreinte ou d'estampage. La plaque vient s'installer comme une peau sur l'objet, et ma technique pour les Gisantes a été de commencer par faire une plaque et de soulever la plaque avec des éléments qui lui donne une forme humaine comme si un souffle de vie soulevait cette peau et l'animait. Il y a un côté peau-enveloppe, hum... enveloppe limitant la vie et lui donnant la possibilité d'être, l'incarnant en quelque sorte. 

AL : C'est elle ta matière en fait, la peau ?
CdL : La peau est un lieu de communication absolu puisque c'est le plus grand organe du corps, la frontière avec ce qui n'est pas nous, notre manière de communiquer avec les autres, pour moi, une des manières principales... Et puis il y a aussi dans la peau ce double phénomène de frontière, de protection, et en même temps d'immense porosité. On pourrait dire tout passe par la peau. Et évidemment, on peut aussi faire un jeu de mots puisque quand on fait des objets en céramique, on est potier, et qu'on fait donc des pots. (Rires). C'est vrai qu'il y a cette homonymie aussi parce que le pot est fait pour contenir. Mais il contient principalement son propre vide ou son propre souffle. 

AL : Tu parles de souffle Claire, et je sais que tu chantes aussi : vois-tu une analogie entre la sculpture et la voix ? Entre sculpter de la céramique pour lui donner une forme et sculpter un souffle ou une respiration pour chanter ?
CdL : En tout cas pour les Gisantes, oui, je vois cette analogie. On a déjà évoqué ce souffle qui donne de la vie enfin est incarné par le fait qu'on l'enveloppe d'une peau. En taille directe sur bois, je travaille aussi sur le thème de la respiration. Et il est vrai qu'en même temps que de commencer à sculpter, dans ma première jeunesse, j'ai beaucoup travaillé la voix. Notamment, je faisais partie d'un groupe de recherche avec Emile Le Tendre et on travaillait trois jours par semaine de 18h à minuit d'une manière assez particulière. Tout le travail était centré sur la voix elle-même, on ne chantait aucune note écrite et aucun mot écrit car tout était basé vraiment sur la pure voix et l'expression corporelle.

AL : Tu disais tout à l'heure "dans mes bois", ce que tu appelles tes "bois", ce sont ces sculptures que je vois là ? Alors, par exemple, là, qu'avons-nous ? Un demi-tronc de charme ?
CdL : Oui, c'est un fût de charme que j'ai taillé. Je l'ai ouvert en deux avec des coins et une masse, et dans chacune des deux parties, j'ai commencé par sculpter à l'intérieur le négatif d'un corps féminin, que j'ai ensuite passé au graphite pour le noircir, ce qui a accentué ce côté justement négatif, comme on peut parler d'un négatif en photo, et puis bon, pour l'un deux j'ai sculpté l'extérieur aussi, et cet extérieur est constitué d'os.

AL : Quelles sont les essences de bois que tu tailles, à part le charme ?
CdL : Alors le charme est très difficile à tailler parce qu'il résiste, il ne renvoie pas l'énergie, mais j'aime beaucoup tailler le chêne, c'est vraiment un bois magnifique à tailler, le chêne est dur mais il renvoie l'énergie avec force. 

AL : Ton coyote, c'est du chêne?
CdL : Coyote c'est du chêne, Coyote est en chêne. Il s'appelle Joseph, c'est mon hommage à Joseph Beuys. 

AL : Et donc dans les bois que tu tailles il y a le charme, le chêne ?
CdL : Oui, ce sont les principales essences que je travaille. Le cèdre aussi, puisque tu m'avais demandé de réaliser pour ton exposition Sylvia* une causeuse en bois de cèdre qui m'a beaucoup plu à travailler, qui sent délicieusement bon.

AL : Comme pour tes Gisantes, tes sculptures sont troublantes parce qu'à l'intérieur du bois, on voit bien se dessiner un ventre et des seins de femme en même temps qu'un visage. C'est beau de se balader au milieu de tous ces visages, de ces grands visages en bois.
CdL : C'est vrai que cette ressemblance avec un visage leur donne un côté totémique. Et puis c'est une manière d'évoquer l'esprit, qui traditionnellement siège dans la tête, mais là de le relier à l'organique. Que ce soit l'organique du bois ou l'organique d'un corps.

AL : C'est très érotique aussi comme approche.
CdL : Oui, il y a une douceur au toucher de la main comme au toucher de l'oeil. Comme les formes sont plutôt évocatrices que figuratives, et que du coup l'échelle disparaît, ça appelle une sorte de voyage, on peut même évoquer un paysage. Mmm... 

AL : Est-ce que ça aurait un lien avec ton côté femme sauvage, Claire ?
CdL : Oui !

AL : Est ce que tu te sens connectée à la forêt ?
CdL : Oui complètement, connectée à la forêt et connectée à l'arbre. La verticalité est quelque chose que, nous les humains, sommes les seuls à partager avec les arbres. Nous sommes les deux seuls êtres à nous tenir principalement debout. Et c'est un très grand lien. On pourrait dire que nous sommes des sortes d'antenne entre le ciel et la terre, comme ça, traversés verticalement. 

AL : Qu'est ce qui est important pour toi Claire, qu'est ce qui compte ?
CdL : Le flux, l'énergie qui nous traverse, toutes les formes qu'elle peut prendre, oui, c'est ce sentiment qu'on est traversé, qui est très important pour moi.

AL : C'est ici dans ton atelier que tu travailles ? Je vois qu'il y a deux fours, c'est là que tu fais cuire tes céramiques ?
CdL : Oui toute la céramique est faite ici, entièrement ici, modelée, émaillée, cuite, recuite. Et le bois, j'ai d'abord travaillé à l'école où j'ai appris à tailler avec Sylvie Lejeune et ces dernières années, j'ai ensuite travaillé dans une serre, un endroit que j'aime beaucoup pas loin de la forêt. Une serre dans laquelle j'ai d'ailleurs installé les Gisantes pour qu'elles soient filmées. 

AL : Oui j'ai vu cette vidéo de Jean-Arneau* à partir de l'installation des Gisantes dans la serre désaffectée. Tous ces torses de femmes, tous ces visages, toutes ces figures, sont comme en transition entre deux états, entre la vie et la mort, en suspension. C'est d'ailleurs ce qui me saisit le plus dans tes oeuvres, cette ouverture qui laisse place à l'imagination, c'est pour ça que je te parlais d'érotisme tout à l'heure, je trouve que tes sculptures sont propices à laisser place.
CdL : En fait, elles sont.. je les considère un peu comme un point de devenir. C'est curieux, parce qu'évidemment quand on parle de gisantes on pense plutôt à la vie qui s'arrête. Mais ce n'est pas du tout dans cet esprit que mes Gisantes sont, non, elles sont comme un arrêt sur l'image de quelque chose qui effectivement est en transition, soit un autre mode d'être et éventuellement une résurrection, mais il n'y a pas quelque chose de figé. 

AL : La résurrection ?
CdL : La résurrection évidemment, pouvant avoir lieu à tout moment de la vie, puisqu'à chaque instant nous mourrons et qu'à chaque instant nous ressuscitons.

AL : Alors, la résurrection, et comme on a démarré sur la peau, que tu nous parlais de la peau tout à l'heure, euh ca me fait penser à la question de la mue, à la question de perdre une peau pour devenir neuve, ou neuf. Tu viens d'ailleurs de démarrer une nouvelle série de sculpture ?
CdL : Oui ! 

AL : Tu peux nous en parler ?
CdL : Alors... J'ai fait deux pièces que j'appelle les Alanguies, qui sont des sculptures en forme de plat, lequel plat étant la toile sur laquelle se dessine un sexe masculin qui se repose, qui repose au milieu du plat.

AL : Tel un fruit...
CdL : Comme un fruit ou comme une apparition un petit peu incongrue à cause de ce contenant un peu étonnant qu'est le plat, et en même temps ces sexes masculins apparaissent comme s'ils étaient poussés de l'intérieur dans le plat et pas du tout comme un élement séparé du corps qu'on aurait posé là. Ils naissent du plat en fait, ce ne sont ni des fragments, ni le résultat d'une amputation, c'est plutôt une sorte de naissance. Et alors voilà, il me semble que ce qui les caractérise, c'est qu'ils n'ont pas de caractère ni rituel ni pornographique, ni ... c'est une vision assez candide, d'ailleurs ils sont blancs, blancs mats. 

AL : Très élégants !
CdL : Veloutés, oui, élégants. En aucune manière ils ne veulent être vraiment figuratifs ni choquants ni dérangeants, il y a plutôt une notion d'apprivoisement. 

AL : Et ton envie de sculpter, d'où est-elle venue ? Comment elle est née ?
CdL : C'est né, oh, en fait il y a tout le temps un aller-retour entre le matériau et soi-même. C'est dans cet espace là que pour moi bon bien évidemment, la sculpture existe. Oui comme un lieu de rencontre en fait. 

AL : Avec soi-même ?
CdL : Finalement est-ce que toute rencontre n'est pas une rencontre avec soi-même ? Enfin là, c'est d'abord une rencontre avec l'inconnu et l'imprévu. En céramique, comme en taille directe, la sculpture naît pendant qu'on la fait. La taille directe, ce n'est pas une sculpture qui nécessite de faire des dessins préparatoires précis à éxecuter. On peut, bien évidemment, rédiger au préalable des pages et des pages, écrire des poèmes, etc, mais tout ça est oublié au moment où on a la gouge et la massette dans la main. C'est là que tout se fait, donc c'est une rencontre avec quelque chose de soi-même, et une grande rencontre avec l'imprévisible. L'imprévisible avec lequel on dialogue à chaque instant. 

AL : Et alors il y a des bois qui résistent ?
CdL : Oui, oui, des bois qui induisent, avec lesquels on négocie, qui vous inspire à chaque instant, et auxquels aussi on doit par moment... imposer son désir. 

AL : Tu parles de désir, je l'entends comme... euh... une respiration pour revenir sur ce que tu disais au début, et donc la sculpture est-elle un combat de bouche à bouche, d'haleine à haleine ? 
CdL : Oui, on est très proche du bois quand on travaille. 

AL : Et qu'en est-il du temps que tu mets pour fabriquer l'objet ? Coyote, par exemple, tu l'as taillé en combien de temps ?
CdL : Coyote, je ne sais pas, peut-être trois semaines. 

AL : Et tu choisis ton bois ?
CdL : Le moment du choix d'un morceau de bois est lié à quelque chose qu'on voudrait en faire. 

AL : Donc, il y a une pré-figure ?
CdL : En choisissant un bois, on projette toujours quelque chose à y tailler, après, bon, ça peut changer, mais il y a toujours ce mouvement.... Je relis d'une certaine manière le bois et la porcelaine, j'aime beaucoup ce travail d'empreinte comme je disais tout à l'heure, qui me semble lié à cette affaire de peau, et même il m'arrive de prendre des empreintes de mes sculptures en bois, comme pour créer une absolue proximité entre les deux matières. 

AL : Tu veux dire que tu moules par dessus tes sculptures ?
CdL : Ca s'appelle estamper, je fais épouser la forme du bois à une plaque de terre. 

AL : Donc la sculpture est une forme de mariage entre les éléments ? Une réconciliation des pôles positif et négatif ? 
CdL : Oui, il y a un aspect comme ça que j'aime beaucoup pratiquer. 

AL : Une forme de balance ?
CdL : Peut-être que mes formes en bois sont destinées à créer des pots. (Rires) Par la suite, à créer des peaux. (Bruits de portes) Oui, entre ! Là, il y a un tabouret.   

AL : Une porte qui s'ouvre sur le bruit de la civilisation, ouverture qui semble indiquer la fin de l'nterview. Merci Claire d'avoir accepté de parler de ton travail et de m'avoir reçue dans ton atelier.
CdL : Ben merci pour toutes ces belles questions. 

Entretien avec Claire de Lavallée dans son atelier rue de Grenelle, Paris, Novembre 2015

* Sylvia, vingt-quatre heures de la mémoire d'une forêt, exposition d'Aurore Laloy en hommage à l'Origine du Monde, tableau de Courbet caché derrière un panneau de bois peint par Masson et représentant une forêt. Vinyl de poésie et souvenirs à écouter assis sur une causeuse en cèdre sculptée par Claire de Lavallée. Galerie Nivet-Carzon, Paris, Juin-Juillet 2015. Performance Ezibélé, rite de passage en hommage à la matrice primordiale avec Rugiada Cadoni, Adrien Kanter, Aurore Laloy et Claire de Lavallée : www.youtube.com/watch?v=hUamYg-qODU 

* Les Gisantes, installation transitoire des sculptures de Claire de Lavallée dans une serre désaffectée, vidéo réalisée par Jean-Arneau Filtness, Studio Marbeau - Fondation PE 2015 / https://vimeo.com/145412989

>>> Découvrez le travail de Claire de Lavallée : http://clairedelavallee.blogspot.fr

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Ils sont les aimants, mes autres, 
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Aurore Laloy